Avant la catastrophe

 


Quelques instants plus tard, les deux amies retournèrent dans leur chambre pour se préparer à aller dîner. Elles se remaquillèrent, changèrent leurs tenues et, au moment du départ, se coiffèrent de leurs chapeaux. Les bras des femmes ne devant jamais être nus, elles enfilèrent leurs gants. Ils étaient si longs et si étroitement serrés pour donner de la finesse à leurs mains, qu’elles devaient utiliser un crochet pour fermer les boutons à la hauteur du poignet. 


Des cabines de première classe, il n’y avait pas loin pour se rendre dans la salle du restaurant à la carte. Arrivées devant la porte, Miss Waterman et Miss Beach furent accueillies par un groom qui les salua. Dans la vaste salle luxueuse où elles entrèrent, elles rencontrèrent quelques visages connus qu’elles saluèrent. Puis, un jeune maître d’hôtel des plus cérémonieux les installa à une table, près d’une fenêtre. Là, assises en attendant la carte, elles restèrent figées, à garder le silence, leur chapeau sur la tête. Grâce à une coupe spéciale du pouce pratiquée dans leurs gants, elles n’en sortirent que la main pour s’apprêter à manger. Sans chercher à prêter moindrement attention à leur entourage, elles écoutèrent les discussions qui s’échappaient des tables voisines. Notamment, il y avait un gros homme moustachu qui affirmait qu’il était inadmissible qu’un bateau de cette taille eût pris le risque d’une collision, en plein port de Southampton. Les deux amies s’étonnèrent que, cinq jours après l’incident, il fût encore question de cette collision évitée de justesse, à laquelle, du reste, elles n’avaient pas assisté, puisqu’elles avaient embarqué à Cherbourg, mais qui, le lendemain, avait encore beaucoup fait jaser partout sur le navire, et plus particulièrement dans les salles de restaurant.

— Ce sont les remous provoqués par son sillage qui ont fait tanguer l’autre bateau, celui qui était amarré près du quai, et qui l’ont repoussé dangereusement vers la coque! 

— C’est exact, répondit un petit homme sec à lunettes qui lui faisait face. Les deux navires ont bien failli se heurter violemment, mais heureusement, le remorqueur a réussi à éloigner l’autre bateau! 

— Effectivement, sinon c’eut été une catastrophe! Mais cet incident nous a pris plus d’une heure! 

  Plus de peur que de mal! conclut le vis-à-vis.


Les femmes écoutaient silencieusement, presque religieusement, les remarques judicieuses de leurs maris. Une petite fille qui s’ennuyait se détacha du groupe et s’approcha d’Ella et de Dorothy. Souriante, elle leur montra sa poupée. 

— Ce qu’elle est jolie! s’exclama Dorothy, comment tu l’appelles?

— Rose !


Avec ses longues nattes, la petite était ravissante. Elle souriait, fière d’elle-même et de sa poupée. Ella et Dorothy lui dirent des mots aimables. Mais la petite dut retourner à la table des grandes personnes, car sa mère l’appela et lui demanda de ne pas importuner les gens alentour. A mesure que le repas s’avança, Dorothy, petit à petit s’assombrit.

— Qu’avez-vous, ma chérie? lui demanda Ella. Vous me faites pitié? Est-ce après moi que vous en avez?

— Nullement, ma mie, mais je ne sais pas ce que j’ai… Je ne sais vraiment pas!


A ces mots, soudain, la physionomie de Dorothy se dérida. Pour Ella, c’était la plus jolie tête qu’elle eût jamais vue. Rien de vraiment régulier dans ce visage, mais une physionomie parlante, des yeux mutins, des cheveux merveilleux, une bouche sensuelle et arquée pour le rire et la malice. Ella aurait bien voulu lancer son amie sur ses souvenirs d’enfance, ainsi qu’elle-même l’avait fait au bain turc, mais elle sentait que ce n’était plus le moment, et elle préféra changer de sujet. Elle pensa également dire quelques niaiseries de circonstance, par exemple que la décoration de la salle du restaurant rappelait celle du Ritz de Londres ou quelque chose de ce genre, mais elle s’abstint. 

— Que pensez-vous de ce fameux Picasso ? demanda-t-elle plutôt, après avoir tourné quinze fois sa langue dans sa bouche. Sa peinture vous plaît?

— Vous le savez bien, ma mie, mais je vois dans votre regard que vous me prenez pour une folle quand je vous dit que j’aime les peintres cubistes! 

— Non, voyons, pas du tout! C’est parfaitement votre droit!

— Mais, à dire vrai, je préfère Monsieur Monet et Monsieur Rousseau. A propos, avez-vous lu Eloge, vous savez, ce fameux texte de ce nouveau jeune poète? 

— Alexis Léger? Bien sûr!

— Et qu’en pensez-vous ?

— Ses poèmes me plaisent beaucoup. Et à vous?

— Je ne les ai pas encore lus. Je peine encore à lire le français!

— Et bien, je vous conseille de le faire, dès que vous en aurez le temps!


Le ciel, par la fenêtre, rosissait et les deux amies admirèrent la beauté décadente du soleil couchant. La fin du repas s’achemina de la sorte, plutôt nostalgique, finalement assez triste…

— Mais qu’avez-vous, ma mie? demanda Ella, excédée, lorsqu’elles sortirent, en rajustant leurs gants, raccompagnées comme il se devait jusqu’à la porte par le jeune maître d’hôtel.

— Je ne sais vraiment pas. C’est ridicule, mais je sens comme une angoisse au fond de moi, le sentiment imminent d’une catastrophe ou comme la fin du monde, comme si rien ne sera plus comme avant. Je ne sais pas… 

— Vous feriez bien de consulter le Docteur Freud ou un de ses disciples, vous savez, le Docteur Jung, par exemple. Il vit à Zurich !

— Cessez de vous moquer, ma mie!


Ella, très sérieusement, rappela à sa jeune amie que ce genre de sentiment était loin d’être rare chez elle.

— Pourquoi faut-il que vous soyez toujours ainsi, alors que tout se passe très bien et que nous sommes parfaitement heureuses toutes les deux. Nous avons fait l’amour, il y a un instant, et nous allons le refaire tout à l’heure, quand nous retournerons dans notre cabine. Je vous l’ai promis. Que voulez-vous de plus?

— Rien. Excusez-moi! Je suis folle... Je le reconnais.

— C’est toujours ainsi que vous vous comportez, vous êtes une éternelle pessimiste! Que voulez-vous qu’il nous arrive dans ce grand paquebot insubmersible? Ce géant des mers?

— Rien, je sais. Je suis complètement ridicule!


Le cœur de Dorothy était soulagé de pouvoir de nouveau se montrer tel qu’il était. Ella plongea ses yeux dans ceux de son amie et, dans son regard, vit qu’il y avait quelque chose d’agité, de douloureux comme la perception d’une souffrance cruelle. 

— C’est parce que tu veux encore faire l’amour, ma petite mie? C’est ce désir insatisfait qui te donne toutes ces cruelles angoisses? Allons! Sois sage et ne te laisse pas faire par toutes ces mauvaises pensées! Fais-moi confiance. Je t’ai promis tu sais quoi! Mais, d’abord, allons nous divertir dans le salon!


Elles gravirent les marches du grand escalier arrière, tout en bois massif et magnifiquement sculpté. En l’empruntant, elles ne purent s’empêcher d’admirer sa double volée majestueuse. Sa pendule centrale indiquait vingt-deux heures dix et Dorothy marqua à peine un arrêt. En haut, elles débouchèrent sur le pont promenade, presque désert à cette heure. Les chaises longues étaient vides de leurs occupants du jour. La nuit maintenant presque tombée, enveloppait toutes choses. Les fenêtres du navire étaient éclairées et le froid commençait à piquer le visage. La mer, calme comme un lac, semblait grise et métallique. En s’approchant du salon fortement éclairé des premières classes, Ella et Dorothy sourirent d’entendre les valses entraînantes jouées par l’orchestre à cordes.

— J’ai une terrible envie de danser, s’exclama Ella. Tu veux bien me faire danser?

— Tu veux vraiment qu’on se fasse remarquer et qu’on dise de nous que nous sommes deux gousses? 

— Ah! Ce que je rêve d’un monde où les femmes qui s’aiment n’auront plus à se cacher! Tu crois que cela viendra un jour, ma mie?

— Je ne sais pas. J’ai bien peur que non!

— Mon dieu! Que tu es pessimiste encore!


Elles entrèrent dans le grand salon, tout plein de sa débauche de luxe, de sa musique entraînante, de ses conversations animées et de ses tumultes. Certains passagers avaient regroupé leurs fauteuils, formé des cercles pour converser de leurs récentes vacances passées en Egypte, en Italie ou en France. D’autres, plus solitaires, lisaient des livres ou des journaux. Un instant, Dorothy s’attarda sur le spectacle d’une femme qui, La mode illustrée sur ses genoux, essayait de résoudre un rébus. 


Ella et Dorothy s’avancèrent vers le centre de la salle, mais repérèrent aussitôt sur leur gauche un groupe de visages connus.

— Filons, murmura Dorothy, je n’ai aucune envie de parler à ces casse-pieds arrogants, retournons sur le pont promenade, ma mie.

— Voyons! C’est ridicule… Certes, ces gens sont bébêtes, mais, plutôt sympathiques!

— Si vous ne me suivez pas, je vous laisse et me retire dans notre cabine!

— Ce que vous êtes ombrageuse et sauvage!



Extrait de "Porteuses d'infini 1" d'Ophélie Conan.




Commentaires

  1. A quoi joue Ophélie? Elle pourrait s'amuser à être les deux femmes, comme deux faces d'elle-même : elle m'a fait rire et j'adore son style! Elle tient le lecteur en haleine qui se demande si oui ou non les deux femmes vont s'unir. Dorothy se serait-elle projetée dans la petite fille? Il me faudra la suite, Marianne! Je t'embrasse.

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    1. Tu as certainement raison, Elisabeth, Ophélie est certainement chez Ella et chez Dorothy! C'est une belle histoire que j'aime beaucoup.

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  2. Je ne pense pas avoir lu ces deux tomes,
    "Porteuses d'infini" 1 et 2,
    disponibles sur Amazon en format kindle.
    Je les mets sur mes tablettes.
    Cet extrait donne envie de les lire.
    Merci Marianne.

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    1. Le passage que j'ai sélectionné se trouve dans la nouvelle intitulée "Profondeurs".

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  3. Le Titanic, toujours cette même fascination. Le Titanic qui dans peu de temps aura totalement disparu.

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    1. Oui Ophélie était fascinée par la tragédie du Titanic...

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