Un lieu où les bruits du monde n'arrivent pas

Emile-René Ménard (1861-1930) - Voile sur l'Odet


"Il y a une sorcellerie dans ce pays de la Rivière. Pourquoi s'y sent-on si loin du présent, dans un lieu où les bruits du monde n'arrivent pas?"


  André Chevrillon (1864-1957)


 

 Imaginez trois femmes dans deux canoës en plastique. C'est nous. L'une est seule, jamais la même, transportant la tente, l'eau, un coffre étanche contenant nos vivres, nos objets divers et nos indispensables joujoux, et les deux autres ne transportant rien qu'elles-mêmes dans le second bateau.

 Oui c'est nous. Depuis le temps que nous avions envie de vivre cette aventure, c'est fait. Remonter l'Odet depuis son embouchure jusqu'à Quimper, puis revenir au point de départ. Dix-huit kilomètres à la pagaie, à la force des bras, trente-six aller-retour. Huit jours et huit nuits de navigation, de baignades, de siestes, d'exploration, d'escalades, d'amour et de bivouacs.


 Imaginez-nous, malhabiles, quittant la cale du port de Benodet et commençant à pagayer vers le nord, observant sur notre gauche, à Sainte Marine, l'étrange château de pierres roses appelé château des berniques où Émile Zola séjourna. Imaginez-nous encore passant sous l'immense et vertigineux tablier bleu glazik du pont de Cornouaille, plongeoir aimanté de certaines de nos turpitudes nocturnes. Cette fois, nous étions en dessous, et ça nous faisait tout drôle.


 Cette rivière, qui en fait est un fleuve, étire tranquillement ses eaux limpides et salées. Elle sépare comme un sexe de femme le pays Bigouden et le pays Fouesnant, avec ses marées hautes et ses marées basses. Quand on la descend, elle nous fait doucement quitter le pays Glazik et entrer dans l'océan. Imaginez ses rives souvent constituées de gros rochers recouverts de goémon, entrecoupées, ici et là, par des petites plages, des mouillages silencieux où d'ailleurs nous avons souvent mouillé, des criques mystérieuses et minuscules, pas toujours visibles. Au-delà, quand on s'enfonce un peu dans ses rives, c'est une végétation, dense et touffue, que dis-je, la forêt, ou encore, miraculeusement inattendues, des prairies rases, baignées de lumière, annonçant, de loin en loin, quelques châteaux, pour la plupart tristes et néo-gothiques (Lanhuron, Kerouzien, Perennou, Kerembléis, Lanroz, Kerdour, Keraval, Poulguinan et j'en passe...), mais aussi d'autres plus anciens, plus somptueux, comme Lanniron qui a appartenu aux évêques de Quimper, ou encore des demeures plus modestes mais charmantes, souvent cachées derrière des haies d'hortensias ou encore une chapelle en ruines, mangée par les ronces, la chapelle Sainte-Barbe, dont la fontaine a le pouvoir de guérir les chiens enragés et à laquelle on accède par un petit sentier, au milieu d'une crique où se trouve un gros rocher. C'est là, paraît-il qu'Eric Tabarly habitait. Nous avons aussi beaucoup aimé, plus loin, en nous rapprochant de Quimper, à l'entrée de la baie de Kerogan, la chapelle Saint-Cadou dans l'anse du même nom, en fait un affluent de l'Odet, un véritable havre de paix, et aussi l'anse de Toulven.


 Souvent, au cours de notre aventure, nous avons connu des surprises. Ici, le ponton d'Eric Tabarly où étaient amarrés ses Pen Duick, là, le rocher de la pucelle, ici encore la maison du pendu. Mais surtout c'est l'étroitesse de l'Odet avec ses virages à presque 180 degrés qu'on appelle les vire-court, ou encore, à l'approche de Quimper, sa transformation en lac, quand il devient cette imprévisible et immense baie de Kerogan.


 Oui, l'Odet est un fleuve impressionnant, surprenant. Ses eaux sont sans cesse sillonnées par les vedettes de la compagnie des Vedettes de l'Odet, ainsi que par des voiliers et des promeneurs comme nous, plus ou moins expérimentés, navigant dans des coquilles de noix ou de frêles canoës. Il y a parfois des courants, il faut faire attention, et l'on ne navigue pas où l'on veut. tantôt il fait aller à droite, tantôt à gauche. Il y a une réglementation pour les kayaks et les canoës, c'est "La charte des bons usages", affichée dans les différentes cales d'accès.


 Souvent, ce sont des groupes de gamins criards qui plongent du haut d'un rocher et nous saluent en passant, voire font avec leurs mains l'éloge de notre anatomie, d'autres fois ce sont des aigrettes ou des couples de hérons cendrés qui se tiennent immobiles et nous regardent fixement comme des statues de cire. Les arbres sont denses, les petites plages naissent subitement, ici et là, discrètes, souvent secrètes, comme par enchantement, et c'est toujours la poésie qui nous guette dans la lumière changeante de ces lieux presque sauvages, paradisiaques, dans les remous du courant, avec toujours cette odeur du goémon.


 Le temps y est étrangement suspendu.


 Durant ce périple, nous avons généralement fait escale en fin d'après-midi, le plus souvent en débarquant sur une petite plage. Nous y étions seules. Nous y plantions notre Quechua, nous nous y reposions, nous mangions. Ô divin vert paradis de l'enfance propices à toutes les caresses. Quelle aventure! Que de moments de joie, de rire, de bonheur sur cette eau, dans cette légère Quechua, sous ces châtaigniers, sur ce sable, ces rochers. Descendre pour pique-niquer au bord de l'eau, naviguer encore pour le plaisir de voir miroiter l'onde dans la lumière du soleil couchant, regarder les étoiles, se chauffer près d'un feu qui crépite, blotties l'une contre l'autre, un sein dans la bouche, la plupart du temps nues ou à moitié, pratiquer le jour des bains de soleil, sous des massifs de rhododendrons, la nuit, d'autres de lune, sous des palmiers... Que de moments inoubliables, toujours en pleine nature, sans horaires, libres, pagayant au rythme de nos forces et des marées, zigzagant parfois de rive en rive comme des bateaux ivres (en faisant attention, bien sûr), nous aventurant sous les branches des châtaigniers et des chênes pour nous caresser dans les reflets vert profond des rives escarpées.


 Avant notre départ, j'avais fait provision de contes et de légendes concernant les sites que nous allions découvrir. Dans la baie de Kerogan, je rappelai à mes amantes l'histoire de ces deux marins de Quimper qui, venant de Bénodet, échouèrent de nuit sur la vasière et qui, comme ils se préparaient à s'endormir dans leur barque, entendirent des appels au secours provenant d'une étrange nef lumineuse, en laquelle cinq hommes vêtus de cirés blancs, parsemés de larmes noires, les suppliaient de faire dire cinq messes par jour devant trente-trois personnes. Les deux marins obéirent à cette demande et, cinq jours plus tard, quand ils revinrent dans la baie, ils retrouvèrent ces mêmes formes blanches qui étaient des revenants, mais elles n'étaient plus parsemées de larmes noires. Avant de s'évanouir sur l'eau de la baie, ces formes leur dirent merci.


 Merci, merci, merci.


 Également, dans les Vire-Court, plus exactement au saut de la Pucelle, je leur narrai une légende qu'on raconte à Plomelin. C'est l'histoire d'une jeune gardienne de vaches de race "pie noire", nommée "Soizic ar Divoulc’h" (Soizic la pucelle), qui fut l'objet du désir d'un gros moine bedonnant. Un jour, comme il descendait le chemin du moulin en méditant, le moine vit Soizic, une pure merveille de la nature, une jolie blonde aux cheveux tressés, aux jambes joliment galbées et aux seins parfaits. Oubliant ses vœux de chasteté, le moine obèse se précipite sur la fraîche et jolie donzelle qui, surprise et apeurée, prend la fuite en descendant l’étroit chemin qui longe la rivière. Malgré sa panse pachydermique et sa lourde bure en laine, tout époumoné, le moine la poursuit. Pour lui échapper, la fille tourne brusquement sur sa droite, mais hélas, elle se retrouve sur un énorme rocher en surplomb. Elle se rend compte qu'elle est perdue, qu'elle ne pourra échapper à l'affreux jojo qui se masturbe en courant. Elle saute, et le moine dépité la voit disparaître dans le courant, mais son œil se remet à briller. Il voit la fille réapparaître sur l'autre rive, saine et sauve, près d'un rocher en forme de siège. Alors, mu par son grossier désir de mâle lubrique, le moine se jette à son tour dans le vide, mais coule à pic à cause de son gros bide et de sa lourde bure. On ne retrouva de lui que sa bible qu’il avait mise dans sa poche profonde, flottant au gré du courant de la marée montante, ouverte au 14ème chapitre de l’Evangile selon St Marc, verset 38.


 Depuis, on appelle ce rocher "Roc’h ar Divoulc’h" (le rocher de la pucelle) ou "Roc’h ar Gast" (le rocher de la garce), selon la manière dont on veut voit la femme.


Ophélie Conan (Conan la barbare I, samedi 14 septembre 2013)

Publié dans "Un papillon qui fait de l'effet")


Je me souviens avec émotion de ces merveilleuses vacances d'été 2013 passées avec Ophélie et Rose sur l'Odet.

Commentaires

  1. Quel souffle, Ophélie!!! Totalement envoûtée, je me suis laissé emporter... Oui, je connais un peu le coin puis ce mélange de contes m'a séduite...Par instant, je reconnaissais ta plume, et parfois, j'eus comme un doute, une sorte d'exercice " A la manière de... ". Je ne sais si ta bibliothèque comportait quelques extraits de talentueux essais à la manière de grands auteurs... Je t'ai sentie présente sur L'Odet mais j'ai bien ri de l'ensemble des aventures qui ne m'étaient pas restées en mémoire : avais-tu changé de site de blog? Peut-être!!!

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    1. Chère Elisabeth, ce texte a été publié dans son premier blog (sur Overblog). Je ne sais pas si, en l'écrivant, Ophélie s'est essayée "à la manière de...", je ne le crois pas. Sa bibliothèque ne comportait pas d'exercices de ce genre. À quel auteur penses-tu?
      Moi, ce texte me rappelle surtout des souvenirs de cette merveilleuse aventure fluviale.

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    2. Chère Marianne, je ne me souvenais pas de ce texte. Il semblerait que l'ouvrage soit de Paul Reboux" A la manière de... ". Il était dans la bibliothèque de mes parents imitant tous les auteurs classiques en les caricaturant et c'était savoureux, je l'avoue. Il m'est arrivé de jouer un peu à cela dans mes écrits. Le texte avait des aspects sages qui m'ont fait douter un instant surtout après ce tableau classique mais en avançant, j'ai reconnu Ophélie et son extraordinaire talent. Elle suggère à merveille et c'est d'autant plus envoûtant. Tu sais bien qu'Ophélie adorait le voilé/dévoilé... Là, elle avait raison, car c'est le sommet de l'érotisme : la suggestion...

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    3. Merci pour ces précisions. Je ne connaissais pas cet auteur. C'est vrai qu'il est tentant (et sans doute amusant) d'imiter les grands classiques... Ce ne doit d'ailleurs pas être si facile. Cela demande du sens de l'observation et une grande maîtrise;
      Tu as raison, il n'y a rien d'explicitement érotique dans ce texte d'Ophélie, mais pourtant, pour moi, curieusement, il l'est. Peut-être à cause du "vécu" que je sais être derrière les mots!
      Je t'embrasse Elisabeth.

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    4. Chère Marianne, en relisant, je m'amuse beaucoup. Je crois que ce sont toutes ces légendes qui m'ont fait hésiter et je n'ai pas encore vérifier la page de La Bible du moine lubrique!!! " Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation "!!! ( Au mont des oliviers!!! Je ne sais si Ophélie l'a inventé ou si c'est la légende!!! J'étais intriguée par le chapitre!!! ). Je reconnais bien Ophélie dans ce choix de citation!! Je t'embrasse, Marianne.

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    5. Je ne saurais te dire si c'est la légende ou une invention d'Ophélie. Cependant, je connais la suite du verset 38: "L’esprit est ardent, mais la chair est faible." Ce n'est pas faux. Je t'embrasse, Elisabeth.

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    6. Oui, Marianne, mais je n'avais pas allumer la lumière donc je voyais mal la suite mais Ophélie m'a fait beaucoup rire avec cette citation inattendue du mont des oliviers. Sur le plan exégétique, le sens n'est sans doute pas celui que tu crois, mais dans le contexte, c'est parfait!!! Je t'embrasse, Marianne.

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    7. Ici c'est le contexte qui compte!

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  2. Ophélie était une véritable ambassadrice de la pointe bretonne,
    contant merveilleusement les légendes, à travers des excursions
    géographiques et anecdotiques, en compagnie de ses amours.
    Ce texte est tout simplement délicieux, et on sent,
    tout le partage qu'elle veut en faire.
    Généreuse Ophélie.

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  3. En relisant vos commentaires, entre toi, Marianne et Elisabeth,
    J'ai un petit pincement au coeur pour toi, Marianne,
    en lisant : " il n'y a rien d'explicitement érotique dans ce texte d'Ophélie, mais pourtant, pour moi, curieusement, il l'est. Peut-être à cause du "vécu" que je sais être derrière les mots!" (je te cite).
    A travers cette randonnée, il doit y avoir pour toi, plein de souvenirs (érotiques),
    très émouvants.

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    1. Oui, beaucoup. Cette aventure fluviale était un vrai bonheur d'érotisme! Nous étions très libres et avions à cœur de nous faire jouir à tous moments.

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    2. Oui Gemssa, j'ai aussi senti que Marianne et Ophélie avaient vécu cette aventure fascinante ensemble.

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