Les grands symboles

 Le plein est perçu comme ce qui résiste, c'est ce qui donne prise. En revanche, le vide n'offre aucune consistance, aucune tangibilité, et, pourtant, il est essentiel à la création de la forme. L'absence de forme à coté d'une forme, crée un effet aussi fort que la présence d'une autre forme. Dans la peinture chinoise traditionnelle, on se rend compte que l'espace non-peint est important. Il envahit la toile et crée une présence inerte, dont la force est aussi puissante que celle de la forme. De même, sans le vide du moule, comment pourrait-on fabriquer la pièce ? Je milite pour la reconnaissance du vide, pour son effet de présence très particulier, car la femme est fondamentalement le vide et, comme femme je suis, j'incarne ce vide. Ma moule est un moule d'où naît la forme.


 La matière, je crois, n'est ni pleine ni vide. Elle est aussi vide que pleine. Les formes elles-mêmes ne peuvent être dites pleines ou vides, elles jouent simplement à agencer les vides et les pleins. L'architecture, l'écriture, la musique sont tout autant des arts du vide que des arts du plein. Il en est de même de la mécanique qui suppose des propriétés de jeu, c'est-à-dire de vide entre les pièces. 


 Au niveau du corps, de ce qu'on appelle l'organisme, il existe une dialectique reliant les pleins et les vides et les médecins ont longtemps spéculé sur les pathologies de la carence ou du trop-plein. La vie s'organise autant par la présence d'amas, de substances et de fluides que par la nécessité de vides, d'absences et de creux. La vie alterne les formes en plein et les formes en creux, les formes convexes et les formes concaves. Ainsi est la femme. 


 La femme infiniment plus que l'homme, est l'être qui, par son anatomie même incarne à la fois le convexe et le concave. Elle est l'androgyne par excellence. Par son corps, elle réconcilie l'opposition de la vie active et de la vie passive. Avec ses deux seins, elle est saillance, proéminence porteuse de plénitude et d'agressivité manifeste, je dirais animale. Avec sa chatte mystérieusement cachée sous sa petite mousse, et avec son ventre, elle est prégnance, source de repli et d'activité secrète. Quoi de plus discret que son petit clitoris, bien caché?


 Chez la femme il y a tout: les seins, figure de proue, extériorisés et exploratoires, et le sexe, caverne secrète, intériorisé et autonome. Il y a le dehors et il y a le dedans. En la femme s'engouffre tout l'imaginaire de la vie et s'y déploient toutes sortes de schèmes radicalement opposés. Il y a ceux, actifs, du plein pénétrant, de la montagne, de la chasse, de l'exploration, du tâtonnement, de l'ascension, de l'attaque, de l'assaut, de la saisie, de la prise, du déplacement, de la transformation active, de la déformation, du développement, de l'évolution et de la progression. Ceux-là ont trait aux seins, à leur élasticité, à leur plasticité. Mais les seins, figures de proue, figures du plein, ouvrent également sur le vide, car qu'y a-t-il dans des seins, sinon du vide quand on a aspiré tout leur contenu? A force de les téter, ne les vide-t-on pas de leur substance ? 


 Mais en la femme, il y a aussi les schèmes de l'ouverture, du trou, du passage, de l'accès, de la réception, de l'accueil, de l'assimilation, de l'ingestion, de la dévoration, de la captation, de l'imprégnation, de la transformation passive, de l'enveloppement, de l'involution et de la régression thalassale qui ont trait au sexe et au ventre. Le sexe et le ventre sont évidemment des figures du vide qui, paradoxalement, ouvrent sur le plein, car que peut-on espérer de ce vide, sinon qu'il génère et donne naissance à la vie, à la forme?


 Chaque type de schème suscite ainsi, obligatoirement, le schème opposé ou le schème identique aussi bien en la même femme qu'entre deux femmes. Ainsi, pour une femme, il est clair qu'avoir des seins pénétrants et actifs suscite le désir complémentaire d'être pénétrée et de recevoir passivement. C'est pourquoi les seins attirent la main ou la bouche aspirante et gourmande de l'homme ou de l'amie lesbienne. De cette amie, également, ils peuvent attirer sa vulve, car rien n'est plus délicieux qu'un sein qui explore l'intérieur d'une vulve. Mais les seins pénétrants peuvent tout aussi bien attirer le désir rival et symétrique d'une langue suceuse, de dents jalouses et sadiques, voire d'autres seins conquérants dont le seul plaisir est de se frotter. 


 Quant au sexe de la femme qui est creux et conçu comme un lieu d'accueil, il attire évidemment le désir complémentaire du doigt, du sein, des objets oblongs non contondants, godemichés et vibromasseurs, que sais-je ? Et, pourquoi pas, chez la femme hétérosexuelle, celui de la pine de l'homme. Mais il peut tout aussi bien attirer le désir symétrique d'un autre sexe en creux, le vide appelant le vide. C'est pourquoi les lesbiennes adorent tant frotter leur vulve entre elles. Les rapports du convexe et du concave sont bien loin de se calquer directement sur le couple hétérosexuel. Certes, l'homme convexe semble admirablement fait pour épouser la femme concave. Mais ce n'est là qu'une courte vue. A y bien voir, il existe plus de figures du jeu entre deux femmes. Comme je l'ai dit, la femme est androgyne. Bien davantage que l'homme, elle cumule le convexe et le concave. C'est pourquoi une gouine, quand elle fait l'amour, a à sa disposition quatre modalités du plaisir, là où la femme hétéro n'en a guère plus de deux dans le meilleur des cas.


 Et l'homme dans tout ça, me demanderez-vous, l'homme, oui, le mâle? A mon humble avis, contrairement à ce qu'on a pu penser pendant des siècles, le mâle est psychologiquement vulnérable, extrêmement fragile. Contrairement à ce qu'a pu raconter papa Freud, l'homme, avec son seul pénis, ne possède pas les grands symboles de la vie. C'est la femme qui les possède. C'est elle, la vraie nantie, c'est elle qui est vraiment complète, et c'est l'homme qui est castré. Elle seule possède tout à la fois les symboles évidents du plein et du vide, avec ses seins et son ventre. Et l'homme le sait bien, fasciné qu'il est par la femme! 


 Mais l'homme, jusqu'ici a réussi un véritable prodige en faisant croire à la femme que c'était elle la castrée, elle qui avait cette envie de pénis! Tout cela est faux! Et la femme, pendant des siècles, bêtement s'est laissé berner!


 Fondamentalement l'homme est psychologiquement faible, son malheureux pénis ne trouve son aura symbolique qu'en tant qu'étayé sur le sein prodigieux de la mère. Et quant à trouver en lui un symbole du vide vraiment valable, l'anus merdeux fait vraiment pâle figure à côté de la grotte vaginale, cette porte d'entrée mystérieuse du ventre créateur! L'homme est donc un être du manque. Les meilleures preuves sont son acharnement à créer des œuvres culturelles et sa violence phallique qu'il répète dans ses œuvres de mort : viol de femmes et de petits enfants, meurtre de son prochain, génocides divers.

 

 Oui, l'homme est fasciné par la femme (et non le contraire), et la femme est souvent suffisamment cruche pour ne pas s'en apercevoir. En résumé, le cul et les nichons sont ce qui, fondamentalement, fait craquer les mecs. Ça les rend fou. Ils en perdent tout sens critique. Avec ça, ils peuvent devenir fous amoureux, se faire tuer pour une femme, dilapider leur fortune! Une femme, avec cette anatomie prestigieuse, peut mener un homme où elle veut, en faire ce qu'elle veut. La preuve? Pourquoi ont-ils tant besoin de spectacles pornos? Nous aussi les femmes, me direz-vous, sauf que c'est pas pareil, le cul et les nichons, c'est nous! C'est toute la différence.


   Le problème des femmes, c'est que la grande majorité d'entre elles sont hétérosexuelles. Autrement dit, elles vivent dans l'illusion de la supériorité du mâle. Tout simplement parce que le mâle a une grosse bite avec laquelle, éventuellement il peut faire des enfants, et aussi parce que, jusqu'à présent, il avait du pouvoir militaire, politique, financier, culturel. Il donnait du prestige à la femme. "Etre la femme de" faisait bien et était socialement sécurisant, même si, en contrepartie, les femmes devaient se soumettre au lit et faire croire qu'elles jouissaient... 


 Pour nous, les lesbiennes, ce mensonge est terminé. En ce qui me concerne, je suis convaincue que l'homme n'est pas mon complément. L'argent, le prestige, le pouvoir, je m'en moque. En tout cas, si je les veux, je peux me les procurer moi-même. Quant aux enfants, je les ai eus. Si cela était à faire, je trouverais bien une solution. Quant à la bite, elle n'est pas toute puissante pour me donner l'orgasme. Un bon godemiché fait aussi bien, voire mieux!


 Non, mon vrai complément est une femme. Mon corps est pourvu des deux symboles et le sien aussi. Ainsi, nous pouvons vraiment les échanger dans une vraie réciprocité.


 Et l'homme dans tout ça, me redemanderez-vous? Eh oui, c'est vrai, l'homme? Comme la femme, il suit son petit bonhomme de chemin, mais jusqu'à présent, il faut bien le reconnaître, il a eu le beau rôle! Il a compensé son incroyable faiblesse en force, ce qui lui a permis de tenir les rennes du monde ! Evidemment, à l'avenir, avec les nouvelles femmes, les femmes émancipées, narcissiques, exhibitionnistes et lesbiennes (sachant mieux que leurs aînées reconnaître et accepter en elles ces dimensions qui font de quelqu'un un être autonome), ils auront du fil à retordre!

 

 Que vous dire? Ils rageront de voir les femmes faire l'amour entre elles ? Ils les regarderont en se masturbant? Ils se vengeront en organisant des viols collectifs de femmes? Ils les extermineront? Ils ne feront rien? Dépressifs, ils s'effaceront de la planète comme les grands dinosaures? Ils deviendront tous pédés? Seulement les survivants?


 Je n'en sais rien. Vraiment rien. 


  Ce que je sais, c'est qu'en prenant mon propre corps comme objet d'amour, je ressens en moi une force incroyable. Cette expérience de la jouissance prise à moi-même est certainement la plus parfaite, la plus intense. Mais quelle est donc cette force qui préside à cette expérience ? C’est sans doute Éros qui assure l'unité et la cohésion de tout ce qui existe dans le monde. 


 Ainsi, je prends mon origine dans la captation de ma propre image. Expérience fascinante, mais peut-être leurrante, puisque je m'identifie à cette forme, alors que je ne suis pas cette forme. D'où l'effritement possible de mon unité, de mon pouvoir, bref, c'est le retour du morcellement et de l'agressivité. Je ne suis qu'une parole qui, non seulement se répète sans fin, mais s'articule à seule fin de se commenter, de se mettre en scène, en quelque sorte de jouir de moi-même. Je suis une parole dans laquelle les mots jouissent d'eux-mêmes sans fin comme dans un rêve, comme dans un délire. Objet de mon propre regard, je sais que je suis un élément de la chaîne par où le désir maternel s'articule. Objet de mon propre regard, je sais arrêter et fixer les limites, mais je suis celle qui introduit la mort en moi. Avec mes yeux de créature, je sais que je peux voir la lumière. Mais mes yeux sont retournés et regardent toujours au-dedans. Ce qui est dehors, je ne parviens pas à le connaître, parce que mes yeux sont contraints à regarder en moi-même, en arrière, dans le miroir. J'y vois un monde de formes, un monde de femmes, et non cette lumière, ce libre espace. J'y vois la mort, je ne vois plus qu'elle...


Ophélie Conan

 

Publié dans "Humeurs et raisons", ce texte faisait partie d'un ensemble de textes qu'Ophélie présentait à demeure, dans la partie "pages" de son premier blog intitulé "Conan la barbare I".


Marianne


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Commentaires

  1. Quel texte! Quelle force dans ces mots et ces images! Ophélie nous décrit à merveille le plein et le vide qui ont une grande place dans l'art, comme dans la nature, mais son texte est surtout un éloge de la femme. Une fois encore, je m'interroge : comment Ophélie voyait-elle les bassins de femmes qui excitent tant les hommes? Jouir des amphores : Ophélie devait le faire. Plénitude plus ou moins abondante selon les muscles présents, ou ce qui est affreux la graisse, et ce pauvre bassin qui est un creux encoquillé! Freud avait très peur de mourir avant sa mère " Honore ton père et ta mère " qui a dépassé les quatre vingt dix ans! Elle est morte quand il avait soixante quinze ans et déjà un cancer de la gorge! Ce pauvre homme était totalement castré! Les entrailles de la femme sont parfois vues comme cruelles, prêtes à avaler, presque dotées de crocs : j'ai lu des écrits sur ce thème chez des psychanalystes à l'esprit torturé. Notre vide est une chapelle romane ou la très belle mosquée de Djénné ( Mali ) : un vide où nous sommes mystérieusement présentes, déesses fières et secrètes. Nous avons tous les pouvoirs, nous les gardiennes de la vie, et peut-être de la mort quand nous refusons la vie. Dans de nombreuses cultures, le sang des règles était impur puisqu'il symbolise l'absence de vie. Pour moi, il n'est pas impur, na!

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    1. Ce que tu écris est très beau, Elisabeth, et j'y souscris totalement. Tu vas complètement dans le sens d'Ophélie. Bise.

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  2. Ophélie écrivait souvent sur le vide. Il me semble, d'ailleurs, avoir déjà lu ce texte.
    Je me demande pourquoi autant d'acharnement auprès des hommes,
    parce qu'elle aimait les gens.
    Elle est dans l'extrême, là, et je dois dire que je ne suis pas d'accord avec elle.
    Elle avait droit d'aimer les femmes, et comme je la comprends, comme vous, actuellement,
    mais de là à nous balancer aux chiens...
    Je crois en plus, qu'elle était très tolérante, ça ne lui ressemble pas, ce texte.
    Elle a dû écrire ces mots à la suite d'un différent (je choisis mon mot) avec un homme, dans un moment de colère.
    Marianne pourquoi avoir republier ce qui ne lui ressemble pas.
    Bon, mise à part ça, si la femme est vide, je veux bien la combler. C'est ce que je fais d'ailleurs, puisque j'ai épousé une hétéro, mais qui apprécie, quand même, la beauté des autres femmes.
    Mais, je respecte au combien les lesbiennes, et je serais plutôt du genre à me masturber, comme dit Ophélie dans son texte, ne faisant que regarder deux femmes se faire l'amour, si j'en avais leur autorisation, mais ça, j'en doute. Bref.
    Et quand Ophélie parle de vulve contre vulve, je ne pense pas que vous êtes excitées par le vide, mais plutôt par le contact des lèvres et celui des clitos. Vous me le direz.
    Voilà, voilà, mais je vous adore toujours autant, même quand vous dites du mal des hommes, et il faut dire que certains le mérite, mais pas tous.

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    1. Je ne crois pas que, dans ce texte, Ophélie s'acharne à dire du mal des hommes. Elle essaie de comprendre le comportement sexuel des hommes et des femmes à partir d'une symbolique fondée, non sur l'anatomie réelle de chaque sexe, mais sur l'anatomie fantasmée dont nous héritons de notre enfance. Tu as parfaitement le droit de ne pas être d'accord avec son propos et tu as bien raison de l'exprimer!

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  3. Ainsi donc, les femmes hétérosexuelles se font flouer par la Nature elle-même. De même que les hommes, d'ailleurs. Sur ce dernier point, je rejoins Ophélie sur le fait qu'avoir un clito est sûrement plus avantageux qu'être doté d'un pénis. C'est la vie. On ne choisit pas son sexe...
    Bise et belle journée, Marianne.

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    1. Oui, on ne choisit pas son sexe, et c'est sans soute mieux ainsi! Je t'embrasse, Phil.

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    2. Oui, c'est mieux. D'autant plus qu'à l'âge du choix, si cela était possible, on ne connait rien de la vie et de la sexualité. Beaucoup d'entre nous auraient des remords ou des regrets.
      Et si on savait, il y aurait 99% de filles sur la planète. Un paradis pour les lesbiennes, mais un paradis éphémère qui ne connaîtrait pas de génération future, condamné à disparaître rapidement.
      Il vaut mieux laisser la Nature distribuer les clitos et pénis à part égale...
      Je t'embrasse également.

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    3. Tu as tout à fait raison, Phil, et il ne serait pas sage que les humains interviennent dans ce choix. Mais je ne suis pas sûre que si nous avions le choix, il y aurait 99% de filles sur cette planète. La gynéphobie et le machisme sont quand même bien actifs en ce bas monde!

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    4. J'ai peut-être un peu exagéré en disant 99%, mais je crois sincèrement que ce serait plus de 90%.
      Ce n'est pas parce que l'on jalouse une situation que l'on ne voudrait pas avoir la même. Par exemple, les activistes de l'ultra-gauche détestent les riches, mais si on leur proposait de devenir riches, très peu refuseraient. En tout cas, pas plus de 10%. ;)

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    5. Tu as peut-être raison, les humains sont sans doute plus incohérents qu'il n'y paraît. Contrairement à ce que disait Descartes, la raison ne serait pas la chose la mieux partagée... En fait, c'est difficile de faire des sondages d'opinion sur de tels sujets, car les gens ont à cœur de paraître quand même cohérents aux yeux du sondeur!

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