Avant la catastrophe
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Emerveillée, Ella regardait la mer, cette étendue irréelle, immense et calme, étincelante sous le soleil éclatant. Elle lui apparaissait en ordre, parfaitement lisse et paisible. Comme d’habitude, le monde entier était à sa place. Tout souriait à Ella Waterman.
Du pont supérieur arrière où elle se trouvait, elle observa encore les grues immobiles de la soute qui servaient à charger et décharger les bagages. Elle s’amusa des allées et venues des membres de l’équipage qui promenaient les chiens des passagers de première classe. Elle sourit quand elle reconnut le petit Franck, appuyé au bastingage du pont arrière. Le gamin était seul et paraissait s’ennuyer. C’était bien ce garçon de neuf ans, à la raie sur le côté bien comme il faut, qu’avec Dorothy, le jour du départ, elles avaient remarqué, en compagnie de ses parents, près de la passerelle d’embarquement. Hier encore, Ella l’avait rencontré, gesticulant et riant dans les coursives avec deux autres garçons de son âge. Elle leur avait demandé où ils allaient et ils lui avaient répondu qu’ils retournaient voir travailler "les hommes d’en bas". Ils voulaient parler de ceux qui alimentaient le feu de la chaufferie dans la poussière et la chaleur infernale.
Ella fit demi-tour en direction du jardin couvert, mais s’impatientant, préféra n’y point rester. Arrivée au pied du grand escalier arrière, elle s’immobilisa, fascinée une fois de plus par l’élégance de sa double volée et l’extraordinaire luminosité qui tombait de la grande coupole qui le surmontait. L’éblouissement passé, la jeune femme reprit son chemin.
Les coursives, à cette heure, étaient presque désertes. Les gens, pour la plupart, lisaient dans les salons, y bavardaient avec des personnes de rencontre, ou encore y rédigeaient leur courrier.
Après cinq jours de traversée, Ella avait parfaitement repéré la porte de la chambre qu’elle partageait avec Dorothy. Les premiers jours, Dorothy et elle se trompaient sans arrêt, ce qui leur valait de grands éclats de rires.
Ella frappa, attendit un long moment, et dut recommencer, tant la porte tardait à s’ouvrir. Enfin, la porte s’entrebâilla timidement, laissant apparaître Dorothy.
— C’est vous? dit la jeune femme, l’air surpris.
— Oui, ce n’est que moi! Mais que faites-vous donc, ma mie? Vous m’aviez promis que vous viendriez me rejoindre!
— C’est vrai, mais je me suis endormie! Pardonnez-moi, ma chérie!
Ella s’avança dans la cabine et referma la porte.
— Allons, habillez-vous, dit-elle, et prenez votre costume de bain, je vous emmène au bain turc!
— Mais je suis habillée!
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, ma mie. Mettez votre manteau et votre chapeau! Nous sortons!
— Attendez une minute, je vous prie!
— Ce que vous êtes casanière! Si je ne vous tirais pas de cette chambre, vous y resteriez enfermée à longueur de journée! Ce n’est pas bon pour votre santé, vous savez! Vous êtes déjà si fragile!
— Attendez, murmura Dorothy, regardez, je voudrais vous montrer…
Du doigt, Dorothy désigna quelque chose sur la table où se trouvaient également quelques restes de gâteaux, des programmes froissés et un nécessaire de voyage. C’était un petit lavis qu’elle venait de réaliser à l’encre de chine, représentant deux femmes nues, tendrement enlacées. S’approchant, Ella saisit la feuille de papier entre ses doigts et l’observa minutieusement.
— Est-ce que c’est nous? demanda-t-elle.
— Si vous voulez!
— Vous travaillez bien! C’est fort bien fait ! Cela me plaît beaucoup!
— Pourquoi ne restez-vous pas avec moi, pendant que je dessine? N’avez-vous pas aussi à travailler à votre roman?
— Si! Mais cela ne m’est pas possible! Voyager me donne la bougeotte. J’ai besoin de voir ce qui se passe tout autour de moi. Excusez-moi, mais c’est la nourriture dont je me sers pour écrire mes livres. D’autant que ce navire est merveilleux, n’est-ce pas? C’est une vraie ville flottante!
— Vous ne pensez guère à nous, à ce que je vois!
— Que racontez-vous là, ma petite mie, bien au contraire! Mais qu’avez-vous? Je vous trouve un peu pâle…
Ella prit son amie par la main, puis par la taille.
— En dépit de votre jolie robe rose, vous ne ressemblez guère à une rose !
— Ce n’est rien. Chaque âme a ses orages ! répondit Dorothy d’un air un tantinet boudeur.
Sur le guéridon, de belles fougères étalaient leur fine dentelle parmi un feuillage lustré de camélias. Ça et là, leurs têtes s’épanouissaient superbement. Dorothy en était très fière. C’était elle, depuis qu’elles étaient montées à bord, qui les soignait et qui, chaque jour, en comptait les boutons avec un soin jaloux. Dorothy prit la main d’Ella et, ensemble, elles vinrent s’asseoir au bord du lit.
— J’ai l’impression que vous ne m’aimez plus, murmura tristement la jeune femme. Vous m’emmenez en visite dans votre pays, mais je sens bien que vous allez m’y abandonner!
Ella ne se méprenait certainement pas sur l’expression de la physionomie de son amie qui, à mesure qu’elle parlait, devenait sombre et triste. En écoutant sa voix de cristal, elle regarda aussi sa taille svelte et les formes rebondies de sa poitrine.
— Mais que me chantez-vous là encore, ma mie ! Ce que vous êtes sotte de vous mettre en tête ce genre d’idée!
Dorothy resta silencieuse, les yeux baissés sur le petit bouquet qu’elle tenait entre ses mains et dont elle arrachait un à un les pétales nacrés des fleurs impériales qui le composaient. L’on aurait pu compter les battements de son cœur.
— Pourquoi êtes-vous si triste ? demanda Ella.
— Je vous l’ai dit, mais ce n’est rien… Laissez-moi, cela va passer. Sortons! Allons plutôt à votre bain turc!
— Attendez, ma mie, dit soudain Ella. Nous avons tout notre temps!
Dorothy leva les yeux et poussa un tout petit cri, comme subitement effarouchée.
— Pourquoi ne voulez-vous plus sortir? Je vois très bien où voulez en venir, dit-elle. Non, laissez-moi, je n’ai pas le cœur à ça! Vous êtes une débauchée!
— Mais cela vous distraira, ma chère. Je crois que vous avez besoin d’être distraite!
Un bref instant, Dorothy persista dans son refus, mais Ella continua ses instances qu’elle termina par un "je désire" si accentué et si pressant que la jeune femme jugea bon de s’y soumettre. D’abord, elle se laissa enlacer, puis embrasser sur la bouche, en même temps qu’elle trouva fort voluptueuse la main qui palpait très doucement ses seins l’un après l’autre.
— Que voulez-vous? demanda-t-elle.
— Vous le voyez bien!
— C’est ce que vous voulez?
— Oh! Combien! C’est tout ce que je désire, ma mie! Voulez-vous?
— Je veux bien, mais s’agit-il vraiment de l’expression de votre amour! Est-ce que vous m’aimez?
— Vous le voyez bien!
— Vraiment?
— Je ne peux vous mentir!
— Dans ce cas, déshabillons-nous ! chuchota Dorothy. Peut-être que j’en ai aussi très envie!
Chacune commença à délacer ses bottines, et quand cela fut fait, se dépouilla de sa robe.
Ella Waterman et Dorothy Beach n’étaient plus de ces femmes, issues d’un temps déjà révolu, qui acceptaient de laisser charpenter leur silhouette par un corset. N’en portant pas, elles n’eurent par conséquent pas à le défaire. Le corset était un accessoire qu’elles haïssaient par dessus tout. Elles le considéraient comme un tuteur exécrable qui agressait la taille et la poitrine, étranglant l’une et remontant l’autre, en même temps qu’il projetait le buste en avant et rejetait la croupe en arrière. Mais, selon elles, ce n’était pas le plus grave. Le pire était qu’il entretenait la femme dans l’idée qu’elle n’était qu’une créature molle, qu’il fallait raffermir, dresser et redresser! En s’en libérant, Ella et Dorothy n’avaient eu de cesse que de combattre cette conception rétrograde et s’étaient affirmées en femmes tout autant libres de leur corps que de leur esprit. Car, en corrigeant les corps, le corset projetait l’insidieux dessein de corriger les âmes, étant bien entendu que la maîtrise de soi passait d’abord par celle de son propre corps.
Les dessous d’Ella Waterman et de Dorothy Beach étaient particulièrement simples et rudimentaires. Sous leur robe, leurs seins étaient libres, et ces muets bijoux de tendresse apparurent quand elles se dépouillèrent de cet écran qu’elles jetèrent sur le dossier d’une chaise. En fait, elles ne portaient rien d’autre qu’un simple pantalon volanté, vaporeux et orné de dentelles. L’une devant l’autre, sans aucun chichi, elles commencèrent à le retirer, puis à s’exhiber mutuellement leurs petites mousses si secrètes.
En plus du corset, Ella Waterman et Dorothy Beach avaient rejeté l’homme, cet autre tuteur. C’est pourquoi elles étaient devenues lesbiennes. Elles ne gougnotaient pas ensemble depuis bien longtemps, mais cela faisait déjà de nombreuses années que l’une et l’autre avaient rompu toute forme de relation amoureuse avec le mâle. Elles s’étaient rencontrées au Temple de l’Amitié, à Paris, à ce fameux 10 de la rue Jacob, chez Natalie Barney, la tribade américaine la plus célèbre et la plus séductrice de ce siècle. Durant un temps, elles avaient fait partie de ce cénacle qui réunissaient les femmes les plus intelligentes et les plus douées de l’époque.
A Paris, elles s’étaient aussi liées d’amitié avec Paul Poiret, avaient fréquenté son nouveau salon de couture, établi dans son merveilleux hôtel particulier et, surtout, s’étaient rendues, l’an passé, à la fête mémorable qu’il avait donnée. C’était la Mille et Deuxième Nuit! Tous les invités s’y étaient rendus costumés en personnages des fameux contes. Evidemment, Ella Waterman et Dorothy Beach s’étaient prises de passion pour les robes de ce génie, elles en avaient acheté plusieurs qu’elles portaient naturellement sans corset, ce qui exigeait d’elles une sveltesse toute naturelle qu’elles obtenaient sans peine, car en femmes modernes et libres, elles ne rechignaient pas à courir, nager ou jouer au tennis. Du grand couturier, elles aimaient sa conception de la femme, ses souples tuniques néo-grecques, ses robes à la taille remontée sous la poitrine qui se construisaient désormais sur un large ruban de gros-grain simplement baleiné et ajusté au torse, ses somptueux négligés et ses déshabillés mousseux. Elles voyaient en lui un véritable libérateur des femmes qui avait su faire d’elles des êtres plus simples, plus dynamiques et plus proches de l’homme, tout en sachant demeurer fragiles, fluides, séductrices et infiniment sophistiquées, ce que l’une et l’autre voulaient rester par-dessus tout.
Totalement dénudées, Ella et Dorothy se retrouvèrent face à face, à genoux sur le lit à barreaux de fer ornés de cuivre, et là, attirées comme des fluides, commencèrent à s’embrasser tendrement sur la bouche, tandis que chacune s’appliquait à cueillir, puis à empaumer les seins de l’autre, les pétrissant avec ferveur, longuement, si longuement et si fortement que Dorothy finit par pleurer de joie et d’émotion.
— Mais pourquoi pleures-tu, ma grande? lui demanda Ella.
— Parce que je suis si contente quand nous faisons ça!
— Pas d’aller en Amérique avec moi?
— Si, si, aussi!
Ophélie Conan
(Il s'agit là début de "Profondeurs", une nouvelle parue d'abord dans "Conan la barbare I", puis éditée dans "Porteuses d'infini").
Le 14 avril 1912 sombrait le Titanic. Il y a 110 ans. Je sais combien Ophélie était émue par cette tragédie. C'est pourquoi elle a écrit "Profondeurs" qui raconte ce naufrage et la fin de deux passagères lesbiennes de son invention, Ella Waterman et Dorothy Beach. Elle m'a dit qu'elle avait écrit ce texte plusieurs années avant la réalisation du film de James Cameron.
J'ai déjà publié sur ce blog un autre extrait de cette nouvelle que j'aime beaucoup. Vous le trouverez ici.
Marianne
Je crois préférer l'autre extrait, mais cette femme qui n'arrive pas à être heureuse, qui refuse les corsets ( elles refusent toutes les deux et refusent le mâle ) m'intrigue : qu'a voulu nous dire Ophélie? Elle est dans les deux femmes, et pourtant, je ne la sens pas dans la peur. Plutôt dans l'angoisse de catastrophes diverses qu'elle traduit par un côté sombre dans certains de ses écrits! Le Docteur Jung pense-t-il que les mâles sont le grand mal, ou que ceux qui n'acceptent pas les lesbiennes le sont! Il ne devait pas porter de corset : tout sauf cette armure barbare!
RépondreSupprimerOphélie est sans doute dans ces deux femmes qui sont très complémentaires. Je crois qu'elle a surtout voulu peindre deux lesbiennes du début du XXème siècle, contemporaines de Natalie Barney, Renée Vivien ou Liane de Pougy. A cette époque, elles se sentent encore coupables de leur orientation sexuelle, comme ici, Dorothy. Et puis, avec le Titanic, il y avait le décor magnifique d'un lieu apparemment sécurisé, mais fragile et voué à la catastrophe, comme peut l'être un grand amour...
SupprimerMerci Marianne pour ces précisions. J'aime bien cette idée du risque du Titanic mais je ne sais si un grand amour est voué à la catastrophe... ( ou peut l'être comme le précise ta phrase ). Oui, Ophélie nous peint des lesbiennes vivant à une autre époque.
SupprimerJ'ai voulu dire qu'un grand amour est plus vulnérable qu'une simple liaison passagère. Les risques sont plus grands.
SupprimerOh j'aime bien aujourd'hui la référence à la légende du "Titanic". Une grande et triste tragédie.
RépondreSupprimerQue puis-je dire sur les photos? Une tempête érotique... vient élever nos sens, stimuler notre imagination, apporter pensées et orgasmes.
J'envoie mes salutations à vous tous.
Beaucoup de bisous Marianne.
Oui, il y a un grand décalage entre cette tragédie et l'amour de ces deux femmes, dans le bateau. Bisous Giannis.
SupprimerIn this case, I have to say that for me the impending drama takes away all pleasure and I cannot enjoy the erotic scenes combined with the sinking of the ship. So, I observe the erotic pics on their own... and I find that no. 13 is superb! Do you agree?
RépondreSupprimerI agree, no. 13 is superb and very evocative of our pleasures. For Ophélie, I believe, the impending drama brought into greater relief the beauty and intensity of the love of these two women.
SupprimerWe have the right to see things differently!
Thank you A.A.
Peut-être que James Cameron s'est inspiré du récit d'Ophélie pour faire son film ?
RépondreSupprimerQuoi qu'il en soit, le film est dépourvu des très belles images que tu nous présentes, notamment les 4, 8, 12, 13 et 21.
Celles que je préfère sont la 4 et la 8. Magnifiques !
Je te souhaite un beau weekend, Marianne.
La bise.
J'aurais bien aimé que James Cameron s'inspire de la nouvelle d'Ophélie! Effectivement, il n'y a pas dans le film d'images très érotique. La production commerciale n'aime guère le contraste des genres!
SupprimerJ'aime aussi les images que tu cites, en particulier la 8. J'aime aussi beaucoup la 9.
Bon week-end ensoleillé, Phil. Je t'embrasse.
C'est remarquablement bien écrit.
RépondreSupprimerC'est plein de romantisme, de tendresse, d'histoire.
Le Titanic a un destin qui de quoi fasciner.
Et Ophélie n'a pas échappé à cette émotion.
Et oui, pourquoi n'y aurait-il pas eu de lesbiennes à bord.
Ophélie en a fait cette histoire, et elle avait eu bien raison.
Je viens de télécharger "Porteuses d'infini" sur ma tablette Kindle.
Je savoure déjà, à l'avance sa lecture.
Les gifs du Titanic intercalés entre les scènes de lesbiennes, aussi excitantes les unes que les autres, sont impressionnants par la réalisation. (je suppose que ce sont des images du film de Cameron)
Je vous souhaite un bon W-E pascal ensoleillé, sans doute nues en pleine nature.
Merci Gil. C'est aussi une nouvelle que j'adore! Tu as raison, il y avait probablement des lesbiennes à bord du Titanic! On retrouve aussi, dans cette nouvelle, le goût qu'avait Ophélie pour le mélange des genres. Ici, le tragique est mêlé à l'érotisme. On peut aimer ou ne pas aimer!
SupprimerConcernant les gifs animés du Titanic, je suppose aussi qu'ils proviennent du film (ou des films). Je crois bien qu'il y en a eu un autre, dans les années 90, avant celui de James Cameron.
Oui, le temps est magnifique, déjà ensoleillé, et nous allons certainement en profiter en pleine nature!
Bon weekend et bises de nous quatre!