Ma mère

 Mélaine, ma mère, était une très belle femme à la blondeur platinée. Je possède d'elle une très jolie photo, sans doute prise par mon père. On la voit assise dans un canapé noir, cachant son sein droit avec son bras droit, lequel est recouvert d'un très long gant blanc, tandis que son sein gauche est très visible et très beau. Sur cette photo, ma mère est sans doute âgée d'une cinquantaine d'années. A l'évidence elle est magnifique et bien conservée. Elle regarde d'un air effaré le photographe. Ses lèvres sont entrouvertes et outrageusement peintes en rouge, et ses seins qui ont encore fière allure, ont les aréoles légèrement plissées, comme son ventre pourtant plat.


 Je dois dire que cette photo m'a beaucoup étonnée - c'est d'ailleurs la seule que je possède d'elle en cette tenue - et elle-même a aussi un air très étonné. J'imagine, si j'en juge par le coin inférieur gauche de la photo qui fait apparaître un vraisemblable petit morceau de cuisse, qu'elle était totalement nue au moment de la pose. Sans doute avait-elle accepté de se prêter à ce jeu érotique avec mon père, ce qui, a priori, n'était pas tellement sa tasse de thé. C'était plutôt une femme rigide et probablement frigide, souvent autoritaire, dure et cassante. J'imagine qu'elle s'est peu prêtée à ce genre de jeu, et que, si par égarement momentané elle l'a fait, elle devait certainement le regretter ensuite et exiger que mon père détruisît la photo, ce que, visiblement, cette fois-là, il n'a pas fait, voulant peut-être, la léguer à la postérité.


 Ma mère a été très dure, notamment avec moi. Jamais elle ne m'a témoigné la moindre affection. Jusqu'à sa mort des suites d'un long cancer, en février 2007, je l'ai veillée à l'hôpital, et j'ai attendu, près d'elle, des paroles d'amour et de reconnaissance. J'attendais simplement qu'elle me dise qu'elle m'aimait. Mais ces paroles ne sont jamais venues. Peu avant sa mort, elle est tombée dans un coma qui dura trois jours et, pendant ces trois jours je restais terrorisée. Je me disais qu'elle allait partir sans que j'aie jamais la possibilité de l'entendre m'exprimer son amour. Je pensais naïvement qu'à la lisière de la mort, à l'approche de l'Ankou, son cœur s'ouvrirait. Mais quelle ne fut pas ma joie quand elle sortit du coma! J'ai pensé que c'était merveilleux, formidable, qu'elle renaissait, et que, désormais, elle me déclarerait son amour, mais de nouveau j'ai attendu en vain. Rien n'est venu. J'étais désespérée.


 Pendant longtemps, je me suis culpabilisée. Je pensais que si ma mère ne m'aimait pas, c'était parce que j'étais une mauvaise fille. D'ailleurs, plus je lui témoignais de l'amour, de la tendresse, plus elle se montrait dure et sadique avec moi, plus elle m'humiliait. Je finis par devenir dépressive. Heureusement, mes deux enfants me comblaient de bonheur et de joie, et me témoignaient beaucoup d'amour. Ce que je leur donnais, ils me le rendaient au centuple.


 Mon père aimait les fleurs et le jardinage, mais aussi, comme je l'ai déjà écrit (Mon père), la culture, les films, la poésie, la musique. Ma mère, elle, n'aimait rien, à part thésauriser de l'argent et faire son ménage. Malgré son corps si beau, si parfait, elle n'aimait pas l'amour, mais bien davantage l'argent. Elle aimait l'argent, non pour le dépenser et se faire plaisir avec, mais pour la reconnaissance sociale que l'exhibition des biens et du luxe pouvait lui apporter. En fait, c'était pour écraser les autres, pour afficher un pouvoir. Elle était aussi obsédée par le ménage. Quand mes enfants étaient petits, je me souviens, ma mère n'aimait pas me recevoir avec eux. Elle disait que les enfants, ça salissait toujours une maison, ça mettait leurs pieds sales sur les fauteuils. Quand j'y pense, je crois bien que je représentais l'échec de sa vie...


 L'échec de sa vie, c'était d'abord mon père avec qui elle s'était mariée, alors qu'elle aurait voulu se marier avec un homme beaucoup plus riche, beaucoup plus reconnu socialement, sans doute un notable ou une personnalité politique de premier plan. Elle avait certainement la classe pour devenir l'épouse d'un tel homme, mais elle n'avait pas su s'y prendre, et elle rageait! Finalement, elle en voulait à mon père de n'être pas suffisamment riche, pas suffisamment connu, d'être un pauvre minable, alors que, malgré quelques mauvaises affaires, il gagnait très confortablement sa vie. Sans doute, aurait-elle voulu mener la grande vie, une vie de luxe, rencontrer des VIP, avoir une vie mondaine, ne plus avoir à gérer le quotidien, les maisons qu'elle louait et dont elle aimait pourtant encaisser les loyers... Au fur et à mesure de leur vie commune, elle s'était aigrie, s'était résignée, et avait déclaré la guerre à mon père, d'autant qu'il l'avait trompée. Comme je ressemblais à mon père, pas tant physiquement que par mes centres d'intérêt, elle m'en voulait. Et puis, j'étais belle, à son image, mais en plus fraîche. Elle jalousait terriblement ma beauté et ma jeunesse. Elle m'a formidablement enviée quand elle a su que je fréquentais un homme qui allait devenir médecin.


 Je pense qu'elle m'en a voulu bien avant, dès ma naissance, même avant que je naisse. Quand je suis née, elle a terriblement été déçue, elle voulait un garçon. Donc, je n'étais pas l'enfant de ses rêves. Et plus je la décevais, plus je m'en voulais de ne pas réussir à me faire aimer d'elle, plus je me culpabilisais. Je me disais que j'étais une sale fille qui était la cause du malheur d'une mère qui exprimait sans cesse qu'elle était malheureuse, et qui faisait sentir à qui voulait l'entendre que c'était la faute de son entourage. Je crois que c'est pour cette raison que je me suis tournée très tôt vers le sexe, à la Réunion, comme d'autres se tournent vers une bande de copains et de copines ou vers la drogue. A Bordeaux, j'ai voulu devenir une salope, et je suis rapidement tombée dans les bras de Mélou, ma prof de piano, que j'ai vue comme une mère décomplexée qui pouvait me déniaiser, puis Odilon, puis Laurent... Et, bizarrement, après ma fac de physique, quand j'ai rencontré Léo, je suis revenue dans le rang, je suis retournée dans le giron symbolique de ma mère, en devenant une bonne épouse, avec mon mari, et une bonne mère, avec mes enfants, mais en prenant l'exact contre-pied de la mienne. En effet, contrairement à ma mère, mes enfants, je les aimais beaucoup, je leur témoignais énormément d'affection, je me consacrais avec ardeur à leur éducation, je leur disais souvent que ce qu'ils faisaient étaient bien, valeureux, et que je les aimais.


 Quand j'étais ado, je me souviens, je parlais souvent de religion et de sexe avec Maman. Par exemple, elle m'expliquait, d'ailleurs en s'énervant (car je la contredisais), qu’il ne fallait pas faire l’amour avant le mariage. Calmement, attendant qu’elle se calme pour qu’elle m’écoute, je lui expliquais que le principal, dans la vie, c’était d'abord d’être bien avec la personne qu’on aime. Ça peut être celle avec laquelle on décide de faire sa vie, mais ça peut aussi être une autre. Je me souviens, là-dessus elle était d’accord avec moi. A ce moment-là, je fréquentais Mélou et j’avais envie de lui demander: "Et si la personne est du même sexe?" Mais je n’osais pas. Valait mieux réserver ça pour une prochaine fois. Fallait pas précipiter les choses. Après, généralement, elle me parlait de contraception, de la pilule, etc. Je sentais bien où elle voulait en venir. J’avais envie de lui dire: "Te fatigue pas, ma petite mère, t’as rien à craindre, c’est pas Mélou qui va me faire un bébé!" C’est vrai que c’était super de pouvoir s’envoyer en l’air avec Mélou, sans avoir à craindre!


 Un midi, toujours à Bordeaux, je me souviens, mon père me faisait rire à table (il essayait toujours de me faire rire… Il n’aimait pas me voir malheureuse). Quand il nous a quittées au dessert pour aller à son travail, j’ai eu envie de lui dire: "A ce soir Papounet!" Je ne l’ai pas fait parce que Maman était là et qu'elle n'aurait pas apprécié que je l'appelle Papounet. A lui aussi j’avais envie de dire: "Tu sais Papounet chéri, ta chère petite fille est devenue une gouine. Elle baise maintenant avec une femme, celle chez qui elle prend des cours de piano!" Il aurait peut-être fallu que je lui dise? Mon père m'appelait Brindisi. Je ne sais pourquoi. C'est une ville italienne située au bord de l'Adriatique.


 Ma mère me parlait aussi souvent de Papa. Elle me disait qu'il ne voulait jamais communiquer avec elle pour prendre une décision. C’était un gros problème. Il la faisait souffrir à n’en faire qu’à sa tête! Je pense qu'elle n’avait pas tout à fait tort quand elle disait qu’il était égoïste, mais elle ne se rendait pas compte qu'elle aussi était égoïste et particulièrement exigeante et jalouse. C’était pas facile. C'était la merde entre eux. Je pense qu'elle le punissait. Ils auraient dû divorcer, mais ils ne le faisaient pas. Peut-être s'aimaient-ils quand même? Lui l'aimait, c'est sûr. Mais ça faisait du mal à tout le monde. Moi, je n’aimais pas voir Maman malheureuse. Ça me faisait mal au cœur de la voir pleurer, se plaindre, se plaindre encore et encore. En plus, j’avais beau faire tout ce que je pouvais pour lui faire plaisir, ça ne suffisait jamais, parce que le problème de base était entre eux et n’était jamais réglé.


 Un jour, je me souviens, c'était beaucoup plus tard, avec mes enfants, j'étais allée rendre visite à ma mère. Mon père était absent. Je l’avais aidée. On avait nettoyé les dessus des meubles dans sa cuisine, ainsi que le plafond poinçonné de crottes de mouches. On discutait en même temps. A la fin, elle ne m’a pas remerciée, ni dit: "Ah ben, Ophélie, c’est bien, je te remercie!". Non, elle a dit exactement, d'un ton sec: "Encore une bonne chose de faite!" Mais qu’est-ce qui prouve, dans cette phrase, qu’elle reconnaissait mon aide? J’avais besoin qu'elle le reconnaisse et je lui ai répondu tout simplement: "Ça coûte un bisou!" Elle m'a regardée, m'a fait un sourire qui ressemblait plus à une grimace, mais n'est même pas venue vers moi pour me faire le bisou demandé. Pourquoi n’arrivait-elle pas à me dire merci, ni à me faire des bisous? J’avais envie de lui dire: "Maman, pourquoi ne me le dis-tu jamais quand je te fais plaisir? J’ai besoin que tu me le dises, j’ai besoin de l’entendre! Si tu ne me le dis jamais, c'est sans doute que jamais je ne te fais plaisir!"


 Dans ma chambre, ce jour-là, j'ai beaucoup pleuré. C'était idiot. Qu'avais-je à faire de sa putain de reconnaissance? Mélou était maintenant loin à cette époque. En même temps que je pleurais, je fantasmais son corps, me nichais entre ses seins, sans doute pour réparer cette relation d'amour que je ne pouvais obtenir avec ma mère. 


Ophélie Conan


Texte publié le 30 septembre 2012, dans "Conan la barbare I"

Réédité en Kindle dans "Excentrique"

Commentaires

  1. Il y a des gens qui ne devraient jamais avoir d'enfant. Ils ne sont pas fait pour ça.

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    1. Sans doute, mais il n'y aurait pas grand monde sur terre.
      Ce serait peut-être mieux!

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  2. Quelle tristesse. Les relations mère-fille sont parfois conflictuelles, mais là c'est dur et à sens unique. Je comprends le traumatisme d'Ophélie...

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    1. Ophélie en parlait peu, mais elle en avait certainement beaucoup souffert.

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  3. Oui, la douleur est poignante. La mère d'Ophélie était-elle apte à manifester de l'affection ou totalement bloquée, avec une frigidité qui touche aussi le registre de l'expression des émotions? Certaines femmes se sont bloquées au nom d'une morale incompréhensible ( j'évoque cela puisqu'il est question de religion, et je songe à ma soeur qui a perdu toute sa fantaisie ), en réalité contraire aux textes néotestamentaires. Je déteste la morale. Comment n'avais je pas le souvenir de ce texte? Il se peut que je n'aie pas été dans la possibilité de consulter internet quand Ophélie le publia. Ophélie avait besoin de sentir l'amour de sa mère mais ce que j'entrevois, c'est une mère incapable de manifester de l'amour par une frigidité émotionnelle, mais je comprends qu'Ophélie se soit posé de nombreuses questions dont celles de n'être pas un garçon. J'admire le courage dont elle fait preuve en écrivant ce texte.

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    1. Oui, Ophélie a souffert de la froideur de sa mère. Son amour pour les femmes vient peut-être de là! J'aime bien les questions que tu poses, mais je ne saurais y répondre, Elisabeth.
      Je t'embrasse.

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    2. Il se peut que son amour pour les femmes vienne de là mais elle ne peut nous le dire, à moins qu'elle ait abordé ce sujet ailleurs. J'y ai songé en lisant ce texte, mais je fus surtout bouleversée par sa douleur. Je t'embrasse, Marianne.

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    3. Je ne sais pas tout d'elle, bien évidemment. Chaque être a sa part de mystère. Je t'embrasse, Elisabeth.

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